MARCHE SUR LE FEU A AGHIA ELENI


Par Jean Arrouye

Les Anastenaria, cérémonie religieuse venue du fond des âges, est l'occasion pour une communauté, habitants restés au village et exilés revenus pour la circonstance, de se retrouver et d'affirmer son identité. L'événement dure trois jours. Chaque matin l'on part en procession, sur la musique d'une lyre thrace et d'une grosse caisse, chercher dans chaque maison les icônes protectrices du foyer pour les déposer dans une maison commune, le konaki, où elles resteront toute la journée, rassemblées autour d'une sorte d'autel environné de cierges, avant d'être ramenées vers minuit, toujours en procession, dans chaque famille. Dans le konaki on révère les icônes, on danse, lentement et gravement, sur une musique rituelle, on se recueille, on converse. Le premier jour les icônes sont amenées à la source sacrée, lieu originel de tout le rite, près de laquelle le konaki est bâti. Elles y sont bénies, ainsi que les quatre directions de l'espace sur lequel vit la communauté. Près de la source de vie pousse un noyer, arbre de la mort, au pied duquel seront sacrifiés un mouton, noir et d'âge impair, et des agneaux, Le deuxième et le troisième jour, à la tombée de la nuit, a lieu, toujours au rythme d'une musique lancinante, la marche sur le feu, ou plutôt la traversée de l'espace couvert des braises d'un grand bûcher qui vient d'être brûlé. Les marcheurs parcourent l'étendue incandescente en tenant une icône (ou seulement sa housse) dont les pouvoirs de protection seront renouvelés pour avoir traversé cet espace de purification. Le dernier soir la chair des victimes est mangée au cours d'un repas qui réunit tous les participants. Alors on fait en commun le compte des offrandes en argent reçues pendant ces trois jours et on décide de son affectation. Tous les moments de ce rituel, Charles Camberoque les a enregistrés avec une attention scrupuleuse. Il lui a fallu d'abord se faire accepter par la communauté de sorte qu'on admette sa présence constante et qu'il puisse photographier les moments les plus intimes et intenses du cérémonial. Ce n'est qu'à cette condition que son témoignage a pu être fidèle à l'esprit et à la forme des comportements observés. Il donne à percevoir la dignité, la gravité et la piété des participants ainsi que la cohésion du groupe social et sa solidarité dans la croyance à l'efficacité du rituel. Pour saisir et restituer ainsi l'événement il fallait décider avec discernement de ce qui devait être montré. Aucun sourire dans ces images qui témoignent du sérieux d'une croyance et de son intériorisation. Seule la photographie en noir et blanc pouvait suggérer la nature de la transaction qui s'effectue au cours de ces trois jours entre les puissances obscures de la mort et la force regénératrice de la vie, dont les moments les plus révélateurs sont l'ordalie de la marche sur le feu et l'agape finale qui donne son plein sens au sacrifice du mouton noir.
Jean Arrouye
« Charles Camberoque : Tradition et rites méditerranéens » Publié par : La Fondation Regards de Provence Reflets de Méditerranée - Marseille Février 2004