| La trame du réel
Par Jean-Louis Poitevin
Qu'est l'homme dans la ville? Qui est-il dans ce dédale dont il est l'auteur et qui aujourd'hui le dévore? Charles Camberoque ne traque pas la vérité de la ville ou de l'homme, il cherche à révéler cet écheveau de rigueur, de passion et d'absence qui fait la trame du réel. Ce n'est pas dans le regard des hommes qu'il la découvre, ni dans la présence de la pierre, mais dans ce jeu constant qui sépare et relie indéfiniment les rigueurs d'une axiomatique aux élans tortueux du vivant. Pourtant le monde, pour Charles Camberoque, ne naît pas de conflits, mais bien plutôt du singulier étirement de lignes, concrètes ou abstraites, le long desquelles comme des somnambules, défilent les choses et les êtres.
Il y a d'abord les choses s'affichant, comme on signe un bon de présence, pour l'éternité de l'instant qui reste le temps de leur durée propre, comme les oranges entassées sur l'étal du marchand ou la motocyclette qui trône, devant l'horizon du néant, modeste trophée d'une guerre qui n'a pas eu lieu. Et pourtant elles sont là, ces choses, comme si elles devaient y rester toujours, Etrange affirmation, singulière prétention qu'elles ne peuvent retenir, qu'elles doivent accentuer même, si elles veulent tirer leur épingle du jeu où la farouche volonté des hommes les a fait paraître. Ce jeu? Une lutte pour la domination du visible, pour la maîtrise des apparences. Charles Camberoque ne s'y laisse pas prendre, et s'il ne méprise pas les choses, il ne veut pas non plus leur donner un rôle qu'elles ne méritent pas, même si, pour les amadouer, souvent il leur laisse le premier plan. C'est aussi que l'immobilité n'est qu'un des modes possibles de l'existence et pas nécessairement le plus riche.
Face à ce monde empli de la vanité de l'immobilité, ou plutôt cohabitant avec lui, celui des hommes, des arbres, de la vie, celui de ces êtres qui ne peuvent pas s'empêcher de revendiquer un ailleurs comme on crie à la face indifférente du monde son bonheur ou son malheur. Et les hommes s'avancent, dans les photographies de Charles Camberoque, comme des grappes ou comme des ombres, toujours comme des êtres emportés par un désir farouche d'échapper, à leur destin sans doute. Les arbres, eux semblent devoir éternellement se tordre pour raconter le mystère de leur condition, et ainsi contredire, là dans la ville, l'orthogonalité agressive des immeubles, des pylônes, des rues et des trottoirs, des lignes de chemins de fer. des antennes et des fils de toutes sortes.
Pourtant, toujours pas de combat mais cette impression irrésistible que tous les êtres qui habitent la ville se croisent sans jamais se rencontrer. Chacun, pour persévérer dans son être, s'est choisi une ligne, matérielle ou abstraite, sur laquelle il se tient ou glisse comme autrefois dans les foires, les personnages sur les stands de tir. C'est cela la trame du réel, cette manière qu'a l'espace de se multiplier en se divisant à l'infini à partir des deux faisceaux de lignes, horizontales et verticales, au gré desquelles la ville moderne a été construite. Et ces lignes n'existent que pour permettre à chacun de s'avancer vers son destin. Ainsi, pas de perspective, mais bien une trame, la trame du réel, la trame de la ville.
Le long de l'eau, Thessalonique étire ses rues, double matériel de l'inaccessible horizon qui cueille le regard au-delà des bateaux. Grimpant sur ses collines, la ville s'accroche aux verticales des poteaux, des pylônes et des antennes, marin ivre épousant une rambarde pour rejoindre son navire. N'est-ce pas aussi pour permettre aux prières de mieux joindre le ciel?
Car c'est cela une ville, un écheveau agressif de lignes enlacé à la liberté infinie de suivre son chemin sans devenir obstacle sur le chemin d'autrui.
A travers les images de Charles Camberoque, quand le réel surgit c'est la puissance du rêve qui se manifeste, car il faut de l'espace pour que vive le rêve, comme il faut aux hommes toute la puissance du rêve pour qu'au-delà du piège que sont devenues pour eux les villes, ils continuent de tendre les bras vers le mystère.
Jean-Louis Poitevin
Catalogue de l’exposition de Charles Camberoque :
« Vues de Thessalonique » présentée au Centre Culturel Aigli-Yeni Hammam à Thessalonique
par l’Institut Français. Grèce 1994.
|
|