Des nouvelles du réel

Par Gilles Mora

Est-ce un crime de ne pas être, en art, de son temps? Et n'est-ce pas, au fond, un soulagement? Voici la double question que ne semble pas se poser Charles Camberoque, photographe habitant Montpellier, discrètement reconnu des instances critiques ou institutionnelles qui, de Paris, «font» la photographie. Étrange situation que celle de cet artiste. Non pas ignorant de ce qu'il serait nécessaire de produire en photographie pour, comme on le suggérait plus haut, «être de son temps». Plutôt oublieux de cette référence, qui, au fond, ne le concerne pas. Et qu'on définirait comment, au juste? D'abord, comme l'obligation de ne plus s'occuper de la réalité immédiate, prosaïque, celle que je nommerais, parlant de Camberoque, la réalité locale. Puis, la conception d'univers plastiques à destination des musées, des catalogues internationaux produits par ces derniers, bref, toutes ces voies convenues, étroites et fonctionnarisées de l'art contemporain, au bout desquelles finissent par s'atrophier, dans la plupart des cas, les moindres générosités de l'imagination photographique. Partir du réel, et s'abîmer dans son contraire : son fantasme muséal, éditorial. Pourquoi ne pas être alors en droit de se poser la question, dont, observant des œuvres comme celles de Camberoque, nous soupçonnerions brusquement l'ébauche d'une réponse : que nous donne, aujourd'hui, la photographie, sinon, dans la plupart des cas, des nouvelles sur elle-même? De quoi nous parle-t-elle, sinon de ce que les sbires de son discours prétendent lui faire dire ? Derrière quelle enveloppe rebutante s'abrite-t-elle, lorsque disparaît cette notion toute bête, mais tellement rare en art, que l'on nomme la fraîcheur, cette brusque détente de l'esprit surpris par ce qui ne se fait plus, ne se voit plus, n'a plus le droit d'être? Non pas la recette camouflée en fausse nouveauté. Mais ce que l'on peut encore apercevoir, à travers une photographie, de surprise maîtrisée. Pour tout dire, Charles Camberoque ne prétend pas réaliser une oeuvre novatrice. Il n'a aucune aspiration à une consécration dont il sait bien, par expérience, qu'elle impliquerait une ambition professionnelle qui n'est pas la sienne. Justement, ce qui m'intéresse, chez lui, c'est cet état serein de la création, cette certitude que la photographie a encore de belles surprises à procurer dans la perspective d'une vision classique. Nulle distorsion forcée dans ce que Camberoque renvoie de la réalité à laquelle, la plupart du temps, le confronte la commande (de livre, d'illustration, de reportage). Cela signifie, en clair, l'usage de la finesse dans l'établissement de l'image. Accepter, sans drame, de se référer à une tradition, et, dans le même temps, imposer la culture de son regard. On a voulu enfermer ce photographe dans la tradition occitane : ses images de Chine démentent ce point de vue. On pourrait en faire le survivant d'un style du photo-reportage français teinté d'humanisme : sa maîtrise du silence et de la tension musicale, dont ses meilleures images portent la trace, ont une retenue et un sens allusif, une maîtrise du second degré, auxquels nous ont habitué peu de représentants du réalisme poétique. Charles Camberoque sait qu'en photographie, surtout dans la pratique classique qu'est la sienne, un excès de perfection tue. D'où une réserve, souvent élégante, toujours portée par un désir de lisibilité, dont la discrétion repousse le maniérisme de cette école française du regard à travers laquelle, de Marc Riboud, en passant par Guy Le Querrec ou Dytivon, il est difficile de ne pas trouver les raisons d'un agacement ; en effet, l'anecdote y fournit trop facilement le prétexte à une géométrisation qu'on excuse chez Cartier-Bresson (ses justifications esthétiques sont, chez lui, clairement assumées), mais qui ne s'impose, chez les autres qu'arbitrairement. Pour cela, j'aime les pudeurs visuelles de Camberoque, lorsque celui-ci ne voit pas la nécessité de pousser la composition jusqu'au bout, mais plutôt, l'amorçant au plus juste, en fait une virtualité pour le regard et l'intelligence du spectateur. Suggérer, montrer en douceur : voici une documentation du réel dans laquelle Camberoque excelle. A quoi peut donc bien servir un photographe tel que Camberoque? Et, au-delà de son cas exemplaire, on pourrait élargir la question à tous ceux pour qui la photographie est toujours un inventaire du monde, une collecte d'images rodées à la mesure des grands maîtres classiques du reportage. Au moment où la photographie contemporaine hésite entre la conceptualisation outrancière ou les excès de la matière, leur pratique offre une zone heureuse : ni remise en cause d'un art du réel, ni problématique coupable à propos de l'immatérialité de son matériau, la photographie de Charles Camberoque maintient encore en vie ce que d'autres, depuis quelques années, s'acharnent à vivre comme une disparition. Gilles MORA Texte de présentation publié en 1994 dans le numéro des Cahiers de la Photographie consacré à Charles Camberoque et intitulé : « Charles Camberoque Photographies 1975–1993 »