Du récit à l'idée : poétique de Camberoque

Par Jean Arrouye

Charles Camberoque est d'abord un conteur. Nul n'a son pareil pour narrer le labeur des hommes, décrire avec précision leur comportement, fixer exactement leurs gestes professionnels, saisir avec acuité la posture ou l'expression révélatrice de leur état d'esprit, faire sentir l'attention qu'ils prêtent à l’accomplissement de leur travail et la tension qui en résulte, faire comprendre avec quel sérieux s'accomplissent les tâches les plus humbles et les plus prestigieuses, du tisserand ou de la chanteuse d'opéra, des dépeceurs de taureaux ou du matador, et avec quelle intensité se poursuivent les activités de plaisir, chasse au lapin dans l'île de Majorque ou cortège de l'âne dans les rues de Carcassonne, danse carnavalesque à Ladern, en Languedoc, écoute de musiciens de rue à Ansai, en Chine. Par là Camberoque se range au nombre des photographes humanistes qui font l'éloge de ceux dont ils fixent l'histoire. Il partage avec eux la conviction qu'en tout être réside une part de dignité et de noblesse qui mérite plus que toute autre chose d'être mise en évidence. Cependant chaque photographe humaniste met l'accent de façon préférentielle sur un aspect particulier de cette dignité : pour Boubat c'est la grâce, pour Lartigue l'élégance, pour Cartier-Breson l'harmonie, pour Salgado la grandeur ; pour Camberoque, c'est la gravité. L'efficace des images narratives de Camberoque repose sur trois vertus dont le concours définit un style qui conjoint clarté d'exposition et force dramatique. La première de ces vertus est un sens aigu de l'organisation de l'espace selon les nécessités d'exposition du sujet. Ainsi dans la scène de chasse à Majorque l'espace se creuse selon la diagonale, à partir de la présence à l'extrême gauche d'un chasseur (unijambiste !) vu de dos et il est jalonné à distances diverses d'autres guetteurs. Dans la scène où l'on voit un groupe d'hommes maîtriser une vache récalcitrante, c'est au contraire de droite à gauche que s'ouvre l'espace, à partir du compas dessiné par la vache couchée et les deux hommes debout au premier plan, entre les branches duquel s'étend le sol piétiné de l'arène improvisée que ferme au fond et en haut de l'image l'attroupement des autres vaches groupées en demi-cercle. Et comment ne pas être touché de la grâce des marionnettistes chinois dont les silhouettes, notes claires posées sur la portée sombre des chevrons du toit, semblent préfigurer le jeu saccadé des personnages qu'ils manipulent. Dans ces trois images comme dans le plus grand nombre de celles que compose Camberoque les oppositions des zones d'ombre et des étendues éclairées structurent l'espace. La deuxième vertu est la justesse des rapports établis entre les personnages, démonstrative de la nature de leur implication dans l'événement photographié : les quatre hommes qui portent précautionneusement le cochon sacrifié composent un rectangle dressé sur le bord inférieur de l'image, juste figure de leur entente. La chanteuse du conservatoire de Pékin et son pianiste, distants l'un de l'autre dans la profondeur de la salle de répétition, forment sur le plan de l'image un trapèze régulier qui manifeste leur accord tandis que les mouvements de leurs deux bras battant la mesure s'ajustent aussi en surface en un angle droit exact ; quant à la jeune fille roulée dans le moût de raisin par les «paillasses» de Cournonterral, sa position à l'extrême droite, son visage repoussé jusqu'à la limite de l'image par le bras d'un de ses agresseurs, démontre que sa situation est sans recours. Il va de soi que cette maîtrise de la répartition des personnages ou de leurs groupements est étroitement dépendante du choix de cadrages judicieux. La dernière vertu est la subtilité de l'intégration, par la sélection d'angles de prise de vue appropriés, des personnages aux lieux dans lesquels ils se trouvent. A Ansaï l'angle d'une maison détermine les espaces dévolus respectivement au joueur de trompette et aux enfants assemblés ; au conservatoire de Pékin la théorie des chaises vides derrière les élèves réunis autour du piano est comme la queue d'un cerf-volant dont le groupe serré des musiciens serait le corps ; dans la scène de l’égorgement des agneaux en Grèce le tueur et sa victime sont photographiés de sorte qu'ils prolongent la courbe du tronc de l'arbre situé derrière eux et qu'en conséquence l'événement paraisse un fait de nature, ce qu'est en quelque sorte cet acte rituel saisonnier, réitéré de temps immémorial. Toutefois les photographies de Camberoque ne sont pas toutes narratives. Il pratique le portrait avec la même réussite dans la caractérisation des personnages que celle qu'il manifeste dans la description des événements, campant ses serveuses de Thessalonique entre miroir et comptoir, plat préparé et réserve de boissons, ou surprenant à Songsang un couple âgé de vanniers dans leur travail, sur fond d'empilement de grands paniers ventrus. Ailleurs c'est la beauté d'un spectacle, l'étrangeté d'une situation, la qualité d'une atmosphère qui arrêtent le photographe : rime des visages ronds des enfants d'Ansaï et de seaux de fers-blancs entassés au-dessus d'eux, ballet des cyclistes d'Anquiu paraissant circuler en apesanteur par vertu de prise de vue en contre-plongée, marche dans les nuages du cuisinier d'Ansaï environné de la buée de ses marmites, irréalité des carnavaliers de Ladern dont les silhouettes blafardes semblent n'être que des découpes faites dans le dense tissu de la nuit, par lesquelles on découvrirait son envers, blanc moucheté de noir, négatif de l'obscurité nocturne piquetée de blanc. Quand les spectacles de la vie tournent ainsi à la fantasmagorie et que se réduit la distance entre les êtres et les choses, ou les éléments, on découvre que la gravité de Camberoque ne consiste pas seulement à prendre au sérieux ce que sont et que font les hommes, mais qu'elle tient aussi à la manière de les montrer, de qualifier leur façon d'être. Les personnages de Camberoque sont volontiers solitaires, perdus dans des espaces démesurés, tel l'enfant qui chemine sur un lit de cailloux sans fin dans le Shaanxi ou la petite fille assise à une table de pierre, dans l'ombre d'un arbre au tronc énorme, sur une place vide de Fujian, ou figés dans des situations d'attente indéfinie, telle cette femme assise dans la salle d'entraînement rongée d'ombre d'une école de danse ou ces deux personnages debout, immobiles au bord de voies ferrées désertes, comme se tenaient les figurants dans le parc de L'été dernier à Marienbad. Cette solitude est d'autant plus marquée et attristée qu'elle se laisse percevoir dans des situations liées à l'expression de la liesse collective, comme lorsque le photographe rencontre à Mèze un « cheval-jupon » se désaltérant, toute allégresse perdue, ou observe à La Réunion un éleveur de coqs de combat regardant, l'air désabusé, ses volatiles s'exercer à leur jeu mortel. Les plus poignantes photographies de Camberoque sont dépourvues de figurants car, par pudeur et par respect pour ceux qu'il photographie, il n'insiste jamais sur leur détresse possible. Mais à Béziers un cheval noir caparaçonné, attaché dans les coursives des arènes, décorées des marques d'élevages de taureaux et des armoiries de la mort - majuscules ponctuations noires sur des parpaings du mur, au premier plan -, à Barcelone une cohorte de manteaux en contre-jour, garde funèbre en faction dans une vitrine, à Xiamen une chemise posée de guingois sur un cintre devant un panorama peint de port maritime, à Corfou une maison à la fenêtre ténébreuse recueillant sur sa façade les dernières lueurs du jour sous un ciel chargé de lourdes nuées, sont autant de symboles éloquents de la solitude et de la difficulté d'être. Par là se découvre une autre dimension du talent de Camberoque, contemplative et méditative, et une autre sorte de gravité que celle qui était conférée aux hommes observés dans leurs activités, gravité des choses et des situations, qui n'est pas sans retentir sur l'autre évidemment, rappelant que la vie n'est pas faite que de travaux et de jours heureux. Le monde de Camberoque, à la différence de celui de bien des photographes humanistes, n'ignore pas la mort. Il l'assume et la représente. Non pas la mort des hommes cependant; celle du taureau ou du cochon lui paraissent suffire à établir que le tragique existe. Mais il en invente des images emblématiques : celle du «paillasse » de Cournonterral étendu de tout son long dans le moût de vin, cadavre fictif enlisé dans la fange fausse ; celle d'une travailleuse de La Réunion, cisaillée à mi-corps par le bord de la photographie, de sorte qu'on ne voit d'elle que les jambes et le bas d'un caleçon blanc plissé lui enveloppant les cuisses comme des bandelettes, sur fond de fibres végétales tressées en forme de croix. Figures vraies, images feintes; narrations suspendues, seuils du symbole. Ces images d'ambiguïté calculée introduisent à un autre registre de la création de Camberoque, lorsque, observant les choses pour elles-mêmes, il en célèbre - en invente, plutôt - la beauté en des images toutes d'harmonie, natures mortes ou paysages, relevant de cette catégorie mentale de «la vie coite» qu'à l'époque classique revendiquaient pour leur cause aussi bien les esthètes libertins que les artistes moralistes parce qu'elles peuvent être indifféremment inclinées vers un fervent éloge de la vie ou vers la discrète évocation de la mort. La resserre majorquine où s'accumulent tomates et soubressades semble bien être du côté de la vie : pourtant sur la paroi où elles sont pendues les soubressades dessinent une funèbre guirlande et sur l'autre projettent comme l'ombre d'une de ces statuettes que les Africains plantent dans les paniers d'ossements d'ancêtres, que figurerait bien ici l'entassement sombre des tomates. La théière de Mao luisant dans l'ombre sous l'écran d'une fenêtre géométriquement compartimentée, banal matériel domestique, évoque cependant l'instrumentation de quelque rituel. Les paysages sont semblablement équivoques, celui de Corfou avec ce cerceau étrangement suspendu en l'air au-dessus d'un objet indécidable, cadre de bois défoncé, tissu déchiré, tombé à terre, devant une mer pétrifiée, et celui où, devant un miroir d'eaux immobiles qui reflète d'harmoniques collines intemporelles, des restes de fondations parlent de disparition et de destruction. Dans ces natures mortes qui hésitent entre le prosaïque et le sacré et ces paysages indécidés entre la sérénité et la mélancolie, dans ces images où le temps et le sens sont suspendus, Camberoque est tout le contraire d'un conteur. Cependant il n'y a pas opposition entre le chroniqueur attentif et le poète méditatif. Les images sans personnage sont aussi des compléments d'histoire et les histoires peuvent cristalliser en images emblématiques. En témoigne cette extraordinaire photographie d'un lévrier saisi au plus intense de son élan, arrêté au plus haut de l'image, bondissant, oreilles pointées, pattes tendues, queue dressée comme une perche tirant de quelque invisible caténaire l'énergie qui propulse le chien en avant dans un vol horizontal ; image irréelle dans son extrême réalisme, capture par l'objectif de ce que l'oeil ne saurait percevoir, figure d'un temps suspendu à jamais et d'un élan pour toujours maintenu, comme celui de cette flèche paradoxale que les sophistes grecs décrivaient toujours plus proche de son but mais n'y parvenant jamais ; vue de l'esprit, image sidérante qui, une fois passée la première impression de perception aiguë d'un instant précis de la course du chien, se fige en figure émerveillante de l’idée de la vélocité. L'art de Camberoque à son plus haut c'est cette fulguration de l'apparence qui donne forme visible à l'idée. Jean ARROUYE Texte publié en 1994 dans le numéro des Cahiers de la Photographie consacré à Charles Camberoque et intitulé : « Charles Camberoque Photographies 1975 –1993 »