LES PAILLASSES DE COURNONTERRAL
Par Jean Arrouye
L'activité des Paillasses de Cournonterral, village proche de Montpellier, proroge un rite de fécondité préchrétien qui s'est étonnamment maintenu malgré les efforts multicentenaires de l'Eglise pour l'éradiquer. Au printemps, en cette saison qui fut longtemps redoutée car, les années maigres, les réserves de vivres s'épuisent alors, tandis que la moisson se fera attendre encore de longs mois, il faut tenter d'exorciser la peur de la famine et relancer symboliquement le cycle annuel de la fécondité. C'est là le rôle des Paillasses.
Leur troupe fut longtemps composée des jeunes gens célibataires du village. Au matin du jour fixé, qui maintenant est le mercredi des cendres, l'Eglise, faute de pouvoir supprimer le rite, ayant obligé que sa célébration coïncide avec une fête chrétienne où l'on évoque aussi la précarité de la condition humaine, ils revêtent de larges sacs qu'ils bourrent de paille – de là leur nom – et se métamorphosent ainsi en personnages grotesques, énormes et difformes. Ils se couvrent le visage d'un masque, qui, traditionnellement était fait d'une peau de blaireau, qui leur donne un aspect monstrueux et se couvrent la tête d'un couvre-chef, aujourd'hui le plus souvent un chapeau haut de forme, ce qui concourt à en faire des personnages grotesques hors du temps, sur lequel sont fixés des rameaux de buis et des plumes de dindon.
Puis sur la place du village étaient déversés plusieurs tombereaux de fumier mêlé de purin (aujourd'hui remplacé par du moût de raisin, moins répugnant mais tout aussi puant et plus salissant), restes de ce qui a été consommé et engrais pour ce qui le sera, matière ignoble et pourtant précieuse, gage de la continuité de la vie. Alors commence la chasse des Paillasses qui se lancent à la recherche, autrefois des filles pubères pas encore mariées, vêtues de blanc, aujourd'hui de tous ceux, garçons et filles, qui veulent bien se prêter à ce qui n'est plus qu'un jeu, vêtus de leur plus vieilles défroques qui seront irrémédiablement souillées.
Tous ceux que les Paillasses attrapent sont roulés dans le moût de raisin, embrennés des pieds à la tête, symboliquement foulés aux pieds et écrasés comme le sont le blé et le raisin pour donner la farine et le vin : acte propitiatoire, mime de la fécondation, sans cesse recommencé au cours de la journée, car les victimes, dès que relâchées, redeviennent des proies à saisir qui, d'ailleurs, consentantes, excitent leurs persécuteurs symboliques.
Les symboles apparentés fleurissent en effet au cours de ces poursuites, captures et maltraitances (mal nécessaire pour un bien à venir) car les Paillasses sont tous des hommes et le camp opposé composé majoritairement de filles, de sorte que leur capture a l'apparence d'un rapt et leur maîtrise, quand, plaquées au sol, celui qui tente de les immobiliser les chevauche, figure un viol.
Cette violence mimée, ces possessions feintes des filles, ce retour aux origines (homo est humus) des Paillasses et de leurs victimes qui se vautrent dans la fange, Charles Camberoque les a photographiées dans des images de scènes de rue qui en rendent admirablement la primitive fureur. Il a, de plus, mis en évidence ce que cet avilissement implique de jubilation et ce théâtre de la violence de défoulement cathartique dans des portraits, tour à tour attendrissants et inquiétants, de Paillasses qui, nous considérant, semblent nous prendre à témoin et nous saluer dans les mêmes termes, ou peu s'en faut, que Baudelaire son lecteur : Hypocrite spectateur, mon semblable, mon frère.
Jean Arrouye
Extrait du livre :
Charles Camberoque : traditions et rites méditerranéens
Publié à Marseille en 2004 par la Fondation Regards de Provence - Reflets de Méditerranée -